Un extrait :
— Messieurs ! Un peu de calme. À chaque fois c’est pareil, le capitaine se mit
à rire de bon cœur. Vous êtes de sacrés vaniteux les cadets ! Et je me régale
à chaque embarquement quand je distribue les affectations. Ne soyez pas
présomptueux ! Ecoutez-moi bien, il faut bien donner une mission à chacun
d’entre vous. Pour autant, une fois sur place, vous découvrirez que ce qui
vous sera demandé peut légèrement varier voire évoluer. Croyez-vous que
l’on quitte pour toujours sa patrie, sa famille, sa mère, croyez-vous qu’on
traverse l’océan à mon âge pour aller traîner le reste de sa vie sur une terre
étrangère, sans avoir en retour la certitude que la hardiesse nous y attend ? Il
fixa le groupe de jeunes hommes immobiles agglutinés devant lui. Néanmoins,
l’épreuve et le sens du devoir restent plus forts que tout. Nous représentons
de courageux guerriers pour notre nation qui compte sur notre fougue et notre
audace. Elle saura nous récompenser, soyez-en convaincus.
Après ce recadrage, ils embarquèrent et le capitaine alla se présenter auprès du
commandant. L’ordre d’appareiller fut donné depuis la dunette, le Magnifique
s’éloigna du quai. Rochefort devenait déjà un souvenir.
— Nous devrions rejoindre l’armada et jeter l’ancre avant le coucher du soleil
devant Port-aux-Barques.
— Tu sembles heureux d’être sur ce navire Robin, dit Pierre en souriant.
— Il y a trop de mélancolie le long de cette côte. Ecoute, seul le son des
cloches nous parvient, lointain. Tout s’efface et je ne suis pas triste de quitter
la grisaille charentaise. Je pars sans nostalgie.
Pierre tourna son regard vers la terre qui se découpait nettement, comme
gravée à la pointe sèche dans la lumière du petit matin. Les maisons de
pierre blanche, alignées sagement, défilaient au rythme de la navigation le
long de la Charente, laissant scintiller de temps à autre un éclair de soleil
sur une vitre comme un clin d’œil aux marins. Plus loin encore, les collines
familières ondulaient d’une teinte bleutée à cette heure du jour. Pierre respirait
à plein poumons l’air marin. Un sourire se dessina sur ses lèvres semblant
laisser paraître que leur vie prenait un chemin bien différent et attrayant, tout
simplement parce que c’était un jour singulier. Lui aussi n’était pas triste.
— Nous avons vécu de bons moments à Rochefort et regarde ce que nous
sommes devenus ! Il bomba le torse et prit la pose.
Il fit rire Robin. Il eut comme un frémissement dans tout le corps, qu’il sut
apprécier avec douceur. Quelle étrange sensation dans cet environnement
rigoureux où l’immensité océane leur promettait l’aventure ! Il se laissa
baigner dans cette atmosphère vaporeuse et ses pensées le renvoyèrent à cette
vibration qu’il apprivoisait.
La splendeur d’un ciel printanier s’étendait au-dessus des flots marins, à
travers l’immensité de l’estuaire et jusqu’aux limites de l’horizon, formait un
grand pan d’azur à peine ridé. Tandis que le Magnifique baigné de lumière
gagnait le large, la côte se déployait devant ses yeux et le littoral se découvrait
nettement. Il avait embarqué près de six mille boulets pesants des tonnes et
complété son artillerie de boulets chaînés, ramés et de la mitraille95 ainsi que
des gargousses96 remplies de poudre noire. Cet approvisionnement, nécessaire
aux combats à venir, s’était tenu à bâbord à Port-aux-Barques où une
multitude de petites embarcations faisait des va-et-vient avec les navires qui
composaient la flottille qui allait traverser l’océan. Protéger l’Arsenal de
Rochefort, défendre l’estuaire de la Charente, armer les vaisseaux en rade de
l’île d’Aix impliquait la présence au port, d’une armada de barques, d’où son
nom, pour assurer la liaison entre la rive et les navires. Une superbe enfilade de
pontons de bois sur pilotis et au loin des calèches qui descendaient la colline
chargées de matériels et d’armement pour les galions. L’armada se composait
de quatorze bâtiments splendides. Le vent sifflant dans les haubans des grands
mâts, le craquement du bois à chaque roulis d’une mer pourtant relativement
calme, l’impression d’être au centre d’un mécanisme bien huilé. Et le départ
fut donné pour le large, les cornes de brume s’ébrouèrent en chantant d’une
même voix. Le périple prenait une dimension quasi irréelle et grandiose qui
dépassait tout ce que les jeunes recrues avaient pu vivre à terre. L’immensité
de l’océan à perte de vue semblait les aspirer et contrôler leur cap.
Pierre observa la grande voile que les marins déployaient à la puissance de
leur musculature. Tête levée, il vit des matelots grimper dans la mâture et...
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